Entretien avec Hubert-Félix Thiéfaine
Un mécène, deux thèmes et des dinky toys
Son public ne le quitte pas et « le métier » l’a enfin reconnu. Hubert-Félix Thiéfaine, 63 ans tout juste, pose les mots après avoir soulevé la guitare et électrisé ses fans au festival de Poupet, le 20 juillet dernier.
Comment avez-vous perçu le public ?
C’était un concert très chaleureux, plein d’humanité. Certaines fois comme ce soir, et cela fait partie des mystères, il y a des ondes, des bouffées de chaleur qui viennent du public et qui chauffent la scène. On peut presque voir les gens dans les yeux. On se sent aussi un peu bouffons : le public est tout prêt et on est là avec nos gestes, parce que ça fait partie du show… Le challenge, c’est plutôt d’avoir le public à 500 mètres et d’y arriver aussi !
Le public est nourricier pour vous ?
Qu’est-ce qu’un professeur sans élèves ou un acteur sans public ? Pour moi une chanson n’aboutit pas dans le bac d’un disquaire mais sur scène, avec les spectateurs. Jamais deux soirées ne se ressemblent, car pour moi le public fait 50% du concert. Et puis il y a nos humeurs, nos dispositions, les lieux aussi. Aujourd’hui il n’y a que deux lieux que je refuse : les patinoires - on ne peut pas créer de chaleur quand le public est assis sur une bâche, à même la glace ! - et les églises désaffectées, parce que je m’y sens mal à l’aise.
Vous avez reçu deux Victoires de la musique en mars dernier. Comment avez-vous perçu cette reconnaissance du métier ?
J’avais déjà été « échauffé » parce qu’en novembre précédent, j’avais touché le Grand prix de la Sacem, à la limite plus important pour moi. C’était l’aboutissement d’une histoire née en août 1973, lorsque j’avais déposé mes quinze premières partitions à la Sacem, rue Chaptal à Paris. Puis dès mes premiers albums j’étais sociétaire, donc oui ce prix m’a touché. Et puis j’étais échauffé aussi parce que Suppléments de mensonges avait vite été transformé en disque de platine.
Mais vous savez, j’ai toujours détesté monter sur scène pour aller chercher des prix. Ca me rappelle le dur ressenti éprouvé pendant ma scolarité : ou bien j’étais bon et je devais monter sur scène ramasser deux ou trois mauvais bouquins, ou bien je n’en avais pas et j’avais l’air d’un con. C’est assez infantilisant cette histoire. Mais d’un autre côté, refuser un prix ça ne se fait pas, c’est prétentieux. Pour les Victoires, on me permettait de chanter devant 3 millions de personnes, et puis il y avait mes équipes. Je les ai vues vraiment enthousiastes, heureux de ces Victoires qui leur revenaient aussi(1), donc peu à peu je me suis laissé contaminer.
C’est aussi une reconnaissance particulière, après une longue absence des circuits médiatiques…
Oui, ça on n’y peut rien, les médias vous choisissent. Quelque part je trouve ça aussi un peu infantile mais j’ai aussi beaucoup de fierté. Ca m’a un peu cassé dans mon histoire parce que j’ai toujours été très fier d’avoir réussi à faire mon chemin alors que j’ai été refusé de tout le monde : par les maisons de disque pendant quinze ans dans les années 1970, et longtemps par les médias. Aujourd’hui encore, ils y vont doucement. Donc moi j’en suis fier et je suis fier de mon public qui m’a fait vivre. Ca fait trente ans que je vis de ma musique et de ma poésie. Mon vrai mécène, c’est le public.
Quel est le moteur de votre inspiration ?
L’inspiration n’est pas permanente. Il y a des étincelles qui se produisent – il m’est arrivé d’écrire trois chansons en une journée ! - mais si on ne la prépare pas, l’étincelle tombe et on n’en fait rien. Il faut avoir l’humilité de se mettre au travail régulièrement pour lutter contre la feuille blanche. Ca permet aussi d’affiner sa technique.
Votre avancée en âge joue-t-elle sur l’écriture de vos textes ?
Oui, je n’écrirais pas les mêmes chansons maintenant. On me réclame certains titres mais je ne veux plus les chanter. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, car pour moi chaque album et chaque chanson sont une balise dans ma vie. Il suffit que je me retourne, qu’on me dise tel titre d’album ou tel titre de chanson et aussitôt, je sais où je l’ai écrite, quelle était l’histoire autour de cette chanson. J’aime aussi le sens de l’histoire. Mais du reste on écrit toujours la même chanson. Il n’y a que trois thèmes, alors c’est vite vu ! Il n’y a qu’à relire Freud, même avec ses 10 000 pages il n’a que trois thèmes : la vie la mort et les instincts grégaires. L’instinct grégaire je ne l’ai pas trop, mais les deux autres, j’en parle assez ! Et c’est dur car il faut éviter de se répéter, alors qu’on a nos obsessions.
Il y a davantage de nostalgie dans votre dernier album, une conscience du temps qui passe ?
C'est-à-dire que si j’avais été auteur de roman, j’aurais fait de la fiction. Je suis attiré par le futur et j’en ai beaucoup parlé. Pendant 40 ans j’ai passé mon temps à écrire sur le futur, en me disant « ce sera peut-être mieux demain », comme Higelin. Le passé et le présent ne m’intéressaient pas. Et aujourd’hui le futur, il se raccourcit. En voyant les gens vieillir et disparaître, et surtout en voyant disparaître un certain nombre de choses, on essaie de les récupérer pour les mettre dans un musée. C’est un peu la raison pour laquelle j’ai écrit La ruelle des morts. Je voulais sauver des mots dont les gens perdent le sens : le képhir, les voitures dinky toys, les bidons en fer blanc… Je suis retourné sur les lieux et tout avait disparu. Je veux plus faire de pèlerinage car c’est trop désastreux. Tout a changé alors que dans ma tête tout est intact. J’avais commencé déjà dans l’album Scandale mélancolique (2005), où j’ai écrit une chanson sur mes parents When Maurice meets Alice. Ici c’est un peu la suite. Il y aura sans doute de plus en plus de nostalgie dans mes textes maintenant. Mais pour la sauvegarde des souvenirs, avant qu’ils ne disparaissent.
Quel regard portez-vous sur la nouvelle chanson française ?
Il y a de tout ! Il y en a que je n’aime pas du tout parce que ça rime à rien, ils ne racontent rien. Et puis il y a des perles magiques, magnifiques. Archimède, par exemple, parce qu’ils sont brillants et que leurs chansons me prennent aux tripes. Mais aussi Cocoon avec qui j’ai fait un duo, Dionysos, Deus.
Voyez-vous des héritiers ?
Un peu oui, qui ont été inspirés par mon travail. Mais je ne sais pas trop voir ça. Encore faudrait-il que j’arrive à savoir ce que je fais !
(1) Hubert-Félix Thiéfaine a reçu les Victoires 2012 du meilleur artiste masculin de l’année et de l’album de chansons pour Suppléments de mensonges.
A.R.